Alice Vandershit regardait l’homme qui venait de s’asseoir face à elle. Vêtu d’une veste en velours élimé et du pantalon assorti, il sentait la paysannerie des années 60 à plein nez. Elle se dit qu’il n’avait pas dû passer inaperçu en pleine ville.
— Alors comme ça, vous auriez commis un meurtre et c’est pour cela que vous êtes venu vous livrer à la police. J’ai bien compris ?
— Oui M’am la commissaire.
— Et vous avez tué cette personne pour un billet de cent francs belge ?
— Oui M’am la commissaire. Mais c’est un billet spécial, il m’a été personnellement dédicacé par l’idole des jeunes, j’veux dire…
— Oui, oui. Ce n’est pas la question. Ce que je veux savoir, c’est le nom de votre victime et où elle se trouve.
— Ben il s’agit de Jules, vous savez le Julot de la ferme des arbousiers et à c’te heure il est dans le trou.
— Vous l’avez enterré ?!
— Ben non, c’est l’Germain qui l’a enterré. Chacun son métier comm’on dit.
— Votre complice !
— Ben non, c’est l’fossoyeur Germain ! Je ne sais pas comment qu’c’est chez vous, à la ville, mais chez nous c’est l’fossoyeur qui enterre les gens au cimetière. Et j’peux vous dire qu’il est fort le Germain, un jour j’ai pris le chronomètre et…
— Ecoutez, j’ai du travail moi alors vous allez me dire les choses clairement ou vous quittez mon bureau. Vous avez cinq minutes !
— Le Julot, il est mort c’t hiver M’am la commissaire et le maire, il a cru que c’était naturel donc au trou. Pour sûr, moi j’ai rien dit j’voulais pas aller en prison.
—Eh bien, continuez alors et sortez de mon bureau !
— Et la justice, M’am la commissaire ? Z’en voulez pas ?
Elle éclata de rire et prit un stylo-plume et une enveloppe dans le tiroir de son bureau.
— La justice ? Si j’y croyais je ne serais pas ici. Maintenant, sortez et que je ne vous revoie plus.
Elle ne jeta même pas un œil à l’homme maigre comme un clou qui se leva de sa chaise aussi silencieusement qu’un serpent glissant vers sa proie et ce fut ce qui causa sa perte. Elle sentit bien une piqûre sur sa nuque mais son cerveau ne réalisa ce qui lui arrivait qu’après avoir tenté de faire fonctionner tous les muscles de son corps sans succès. Son appel à l’aide resta également bloqué au fond de sa gorge.
« Alors, Madame la commissaire ? Je vous ai bien rivé votre clou là, n’est-ce-pas ? Un peu de curare et la discussion repart !
Sûr de lui, l’homme riait comme s’il se trouvait dans un salon et non pas au sein d’un commissariat truffé d’hommes en uniforme pouvant surgir dans le bureau à tout moment. Impuissante, elle vit le paysan changer d’allure et se transformer en gentleman élégant et plein de prestance.
« Ainsi, Madame la commissaire, vous ne croyez pas à la justice. C’est étrange pour une personne dans votre position, vous ne trouvez pas ? Si quelqu’un comme vous ne croit pas à la justice, qui peut y croire ?
« Comment ? Oui, bien sûr, il vous est impossible d’exprimer vos sentiments pour le moment mais je sais ce que vous pensez. Je vous connais, vous savez. Un papa flic que vous admiriez, une maman que vous méprisiez, vous êtes sortie major de votre promotion. Vous y croyiez à la justice à cette époque ?
« Un mariage, puis deux et aujourd’hui cette vie de mère célibataire essayant d’offrir une vie de rêve à ses filles adolescentes qui veulent tout et tout de suite. D’ailleurs, entre nous, vous devriez mieux surveiller leurs fréquentations.
Il retira une grosse enveloppe kraft de la poche de son pardessus et en sortit plusieurs photos qu’il lui montra en passant derrière elle. Il chuchotait tout contre son oreille.
« Regardez comme elles sont belles ! Regardez comme elles sont femmes, parées de leur seule nudité ! Ce sont les hommes qui les accompagnent qui vous font pleurer ? Mais non, ne vous inquiétez pas, ils ont l’air terribles comme ça mais ils savent prendre le plus grand soin de ce qui leur appartient. Je crois d’ailleurs que vous en connaissez quelques-uns personnellement, non ?
Laissant les clichés sous ses yeux, il s’empara du stylo-plume et le glissa dans sa poche.
« Vous permettez ? J’en suis fou et j’emporte toujours un petit souvenir de mes missions. C’est mieux qu’un doigt ou une oreille pouffa-t ’il.
« Bon, l’humour n’est pas votre fort à ce que je vois. Passons, je ne vous en veux pas. Par contre ce n’est pas le cas de nos amis communs. Ils m’ont payé pour faire de vous l’exemple à ne pas suivre. Comment ? Vous leur avez piqué 500 000 € de marchandises et vous pensiez qu’ils ne s’en rendraient pas compte. Permettez-moi de vous dire que ce n’est ni professionnel, ni raisonnable et maintenant vous voilà obligée d’en payer les conséquences et vos filles après vous. Ils ont un programme très chargé pour elles, vous pouvez m’en croire.
« Oh je sais, vous êtes prête à tout rembourser jusqu’au dernier centime et si ça ne tiendrait qu’à moi, je serais tout à fait d’accord mais j’ai un contrat à honorer. En plus, il commence à se faire tard et d’ici trente minutes votre bureau grouillera de personnes tout à fait inamicales. Tenez, je vais même vous le prouver en réglant le chronomètre de votre montre. Vous pourrez ainsi constater par vous-même la véracité de mes propos car c’est également à ce moment-là que vous finirez votre affreuse agonie. Ne faites-pas cette tête voyons, que représente une petite demi-heure par rapport à toute une vie ? C’est vite passé !
Tout en discourant, l’homme s’activait dans la pièce. Il prit un petit sachet en plastique rempli de poudre blanche qu’il disposa en rails à moitié défaits sur le bureau d’Alice. Une petite paille vint compléter le tableau de la parfaite droguée. Pour finir, il sortit un billet de cent francs belge de son portefeuille et le lui fit admirer avant de le rouler délicatement.
« Vous avez vu ? Je ne vous ai pas menti, signé par le taulier en personne. Vous avez de la chance, je ne l’utilise que pour mes meilleurs clients. Oh, il faut que je vous rassure M’am la commissaire. Je n’ai pas tué le Julot. Nous avons la même idole ! »
Une larme coula sur sa joue alors qu’Alice repensait à sa mère et sa passion pour l’idole des jeunes.