QUAND LE DRAGON SE DECHAÎNE

Le dragon se redressa. Il avança d’un pas, puis d’un autre et sentit la chaîne qui le retenait se tendre. Il hésita un instant, mais vit l’homme lever le fouet qui semblait s’étendre de toute sa longueur. Alors il déploya ses énormes ailes et se jeta sur lui.

Sa chaîne était brisée. Une nouvelle ère venait de commencer grâce à celui que tout le monde allait appeler Akatalos le Roi des dragons.

— Mais, Grand-père, les dragons n’existent pas. D’ailleurs, personne n’en a jamais vu.

— Tu te trompes Alyssia, j’en ai vu un moi et pas n’importe lequel. J’ai vu le Roi en personne, comme je te vois. J’aurais pu le toucher si j’avais voulu.

— Et tu ne m’as rien dit ?

— C’était il y a très longtemps ma chérie. Je n’étais qu’un petit garçon et il était venu voir ma grand-mère.

— Celle qui s’appelait comme moi ?

— Oui et tu es aussi douce et courageuse qu’elle ma chérie.

Pris dans ses souvenirs, le vieil homme reposa le ciseau qui lui servait à sculpter les morceaux de bois destinés à devenir de magnifiques dragons qui seraient vendus lors de la prochaine foire. Les yeux azurs de sa petite-fille lui rappelaient le regard vif et pétillant de cette grand-mère dont le visage était souligné par une longue balafre…

— Continue ton histoire grand-père ! La petite voix le ramena au présent et sans même y penser ses mains reprirent le travail tant de fois répétés.

— Il y a des années, quand ma grand-mère était une toute petite fille, notre ville était renommée pour ses dragons, les derniers de la planète. Beaucoup de visiteurs étaient prêts à payer cher pour venir les voir et tous les habitants vivaient de cette activité notamment les Montreurs de Dragon. Un métier réservé aux plus courageux et débrouillards de la ville car il fallait une sacrée force de caractère pour partir dénicher les oeufs des dragons au plus haut des cimes qui nous entourent. Certains partaient des rêves de gloire plein la tête mais rares étaient ceux qui revenaient.

Le père d’Alyssia était le meilleur d’entre eux. Il possédait et entraînait une dizaine de ces bestioles dont le plus énorme et le plus puissant des dragons qu’il ait été donné à voir aux yeux des hommes.

Imagine ! Des écailles noires et luisantes, des yeux rouges sang, une gueule flamboyante et des ailes qui triplaient une taille déjà impressionnante lorsqu’elles étaient entièrement déployées. C’était Akatalos. Il avait toujours vécu dans son immense enclos, enchainé, ne sortant que pour participer à des parades ou des spectacles. Il n’était pas maltraité bien sûr et avait toujours eu droit aux meilleurs soins ainsi que de quoi manger à sa faim mais il n’avait jamais connu la liberté.

Alyssia, sept ans à peine, était l’unique enfant du Montreur de Dragon. Elle était née si délicate et fragile que dans un monde où la force physique était particulièrement mise à l’honneur personne ne voulait jouer avec elle et elle passait donc ses journées seule, n’ayant pour la distraire que les dragons de son père.

Le hasard leur ayant donné le même jour de naissance, son préféré était bien sûr Akatalos et un lien spécial s’était d’ailleurs créé entre eux. Elle lui confiait ses joies, ses chagrins et les petits secrets que peuvent avoir tous les enfants de cet âge. Et souvent, son père la retrouvait endormie contre la tête du géant qui, comme s’il était conscient de la petitesse de l’enfant ne bougeait pas d’une écaille de crainte de la blesser rien que par le souffle de sa respiration.

Conscient du danger, le papa d’Alyssia avait bien tenter d’interdire à sa fille l’accés aux enclos de la dragonnerie, mais que ce soit les sourires, les promesses ou les tempêtes de son père, rien n’y avait fait. La petite, à partir du moment où elle avait été en âge de marcher par elle-même, était toujours revenue auprès du dragon et de guerre lasse tout le monde avait fini par s’y résigner et par trouver normal d’entendre les pépiements de l’enfant dont son énorme compagnon ne semblait jamais se lasser.

Un matin, le papa d’Alyssia ne se réveilla pas. Cela faisait plusieurs jours qu’il trainait une mauvaise fièvre venue d’on ne sait où et, en dépit des soins apportés, l’homme n’y survécut pas. Sa dépouille à peine inhumée, les charognards se bousculaient déjà à la porte de la veuve afin d’acquérir la domaine et tout ce qu’il contenait. Le Montreur de Dragon n’avait ni fils, ni frère qui aurait pu reprendre l’activité. Quant à son épouse, ce n’était même pas envisageable. Une femme propriétaire de dragons, ça ne s’était jamais vu et ça ne se verrait jamais.

En quelques jours, tout fut vendu au principal concurrent de mon arrière-grand-père. Un homme rougeaud et bedonnant dont l’apparente bonhomie cachait un cœur de pierre et une cruauté sans pareille. Deux choses seulement comptaient pour lui : le pouvoir et l’argent.

Brusquement, la vie changea du tout au tout pour les deux amis. D’un côté la petite fille fut envoyée au loin chez une tante plus fortunée qui, ayant besoin de compagnie, accepta de prendre son éducation à sa charge. De l’autre Akatalos avait maintenant un maître qui ne connaissait que le langage de la terreur et celui-ci réserva au dragon un traitement spécial.

Il avait tout prévu, jusqu’aux affiches qui le représentaient domptant l’effroyable bestiole. Mais pour que son spectacle apporte les sensations fortes que le public espérait, le dragon devait être terrifiant et ça c’était sa marque de fabrique. Tous ses animaux étaient réputés pour leur sauvagerie et il se faisait fort de transformer celui-ci comme il l’avait fait avec les autres. La faim, les coups et la peur, voici ce que comprenaient ces bestioles et il était maître en la matière.

Privé de tout ce qui avait fait sa vie jusque-là Akatalos changea. De placide et tranquille, il devint une créature hargneuse et furibonde. Le soir de la première il se jeta sur un bœuf qu’il déchiqueta et dévora avant de se soumettre au seul être qu’il avait appris à craindre : le Montreur de dragon. C’était un spectacle fascinant de voir ce monstre obéir sans contestation possible à l’homme au sourire cruel. Evidemment le public ignorait que le malheureux était affamé depuis des semaines. Pour eux, il était maintenant Akatalos le Sanguinaire.

Quelques années passèrent avant qu’Alyssia ne puisse revenir auprès de sa mère. La petite s’était muée en une belle et douce jeune fille, mais elle n’avait pas oublié son meilleur ami. Le soir-même, en dépit des mises en garde de sa mère, elle se rendit dans l’arène où avait lieu le spectacle du Montreur de Dragon. Le choc fut terrible, elle était horrifiée. ! Akatalos, le compagnon de son enfance ne pouvait être devenu cette bête féroce et avide de sang. A moitié redressée sur son siège, l’adolescente n’avait pas conscience des larmes qui ruisselaient sur ses joues et, tournant le dos pour s’enfuir, elle ne vit pas non plus le regard perçant de deux yeux rouges qui s’était fixé sur elle. Le Montreur de dragon, en revanche, n’en perdit pas une miette et les coups tombèrent.

Beaucoup plus tard cette nuit-là, une fine silhouette se glissa entre les enclos.  Elle avait réussi à entrer en forçant la porte des employés de la dragonnerie et en dépit de la nuit sombre, elle semblait se diriger parfaitement, il faut dire que rien n’avait changé dans le domaine depuis qu’il avait été racheté par son nouveau propriétaire. Les pas d’Alyssia, puisque c’était elle, la conduisirent directement jusqu’à celui qu’elle considérait toujours comme son meilleur ami. Malgré ce qu’elle avait pu voir plus tôt dans la journée, elle enjamba la chaîne aussi grosse que sa cuisse en se répétant, comme une mantra, ce que son père lui disait souvent quand elle était petite :

N’oublie jamais qu’en réalité il n’existe aucune chaîne assez solide pour retenir un dragon. Sauf lorsqu’il est tout petit. Ces chaînes sont faites pour qu’ils ne puissent s’envoler à l’âge où ils croient encore pouvoir le faire. Une fois adulte ils pourraient les briser comme un rien, mais à ce moment-là il auront perdu l’envie d’essayer.

Sans crainte elle se rapprocha de l’énorme tête au regard indéfinissable. Une petite étincelle sembla briller quelques instants à l’arrivée d’Alyssia, mais ce fut bref et épuisée la bête se rendormit aussitôt. Ce n’était pas grave, la jeune fille s’installa comme elle l’avait fait tant de fois enfant et se mit doucement à chuchoter. A l’aube, alors qu’Akatalos ouvrait les yeux, apparut le Montreur de Dragon. Furieux après avoir découvert les dégâts de la porte, il était directement venu sachant d’avance quelle était la personne assez téméraire pour s’introduire dans une dragonnerie. Il avait déjà déroulé son fouet et le faisait claquer au rythme de ses pas. Déterminée, la jeune fille se tourna vers lui. Elle n’avait pas peur, prête à tout sacrifier, même sa vie, pour son ami de toujours. Le premier coup entailla son épaule. Alyssia tressaillit mais ne poussa pas un cri, le second en revanche lui ouvrit la joue et elle s’écroula en regardant la petite flaque de sang qui commençait à se former sur le sol.

Le dragon ne bougeait pas, il se souvenait d’Alyssia et était toujours autant attaché à elle, mais il craignait cet homme qui l’avait affamé, torturé et humilié depuis tant d’années. Paralysé il ne pouvait rien faire d’autre que compatir à la douleur de l’adolescente quand il entendit le petit pépiement sortir de sa bouche. Ce son avant hanté ses rêves toute la nuit, il s’en souvenait maintenant « Qui brise sa chaîne oublie sa peine ».

Briser sa chaîne ? Le Montreur de Dragon fit claquer son fouet.

Briser sa chaîne… La lanière cinglante allait s’abattre sur Alyssia.

Briser sa chaîne ! D’un bond Akatalos fut sur l’homme dont il ne fit qu’une seule bouchée. Ensuite il se tourna vers celle qui avait toujours été son amie, il souffla doucement sur ses blessures et le sang s’arrêta aussitôt de couler. Alyssia posa sa main sur les naseaux encore chauds « Va-t’en Akatalos ! Va-t’en et emmène les autres avec toi ! »

Le dragon commença à battre lourdement des ailes, il s’éleva de quelques mètres encore retenu par les lourds maillons de fer « Vas-y ! » et la chaîne se brisa. Akatalos s’envola d’un seul coup profitant de sa liberté retrouvée. Il survola la ville et lança un appel puissant qui sortit ses congénères de leur torpeur. Il leur montrait le chemin et un à un, ils suivirent son exemple. Aucun humain sur cette terre ne pourrait plus jamais les enchaîner !

Les dragons disparurent pour toujours, les humains avaient perdu le droit de les voir à jamais en dehors d’une personne, Alyssia, ton arrière-grand-mère. Elle a conservé ce privilège jusqu’au jour de sa mort…

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