LE PATRIARCHE

De mauvaise humeur, le patriarche s’ébroua. Il regarda les « vestons-cravates » s’éloigner en chuchotant d’un air grave. Comme s’il ne connaissait rien de son état de santé, c’était des minables, des jean-foutre, un bon coup de pied où je pense, voilà ce qui leur aurait remis le cerveau en place. Dépité, il se ferma à toute présence extérieure, il fit ce qu’il savait faire de mieux depuis sa maladie : se souvenir. 

Il ne se rappelait pas de son année de naissance, mais il était assez vieux pour avoir connu les deux grandes guerres, pour avoir bercé des générations d’enfants dans ses bras et deviné quand viendrait l’heure de ceux qui allaient passer de l’autre côté. Maintenant, c’était son tour, il le savait. Cela faisait des années que le mal le rongeait. Il avait lutté, avec force, avec rage même, contre cette maladie. Parfois même il crut avoir gagné dans un renouveau de vigueur et de jeunesse, mais inexorablement, il retombait malade. Chaque hiver devenait plus dur à passer et chaque printemps le retrouvait un peu plus faible que l’année passée. 

Lui qui avait été si beau et si fort autrefois, n’était plus que l’ombre de lui-même. Il s’était dégarni, vidé de sa substance. Tout sonnait creux en lui et souvent, les jours de tempête, il avait l’impression de n’être plus relié à la terre nourricière que par un simple fil qui s’étiolait de jour en jour. S’il n’avait pas été soutenu par ces espèces de béquilles, c’est sûr qu’il n’aurait pu rester debout. 

Et pourtant, comme il avait fulminé le jour où elles lui avaient été imposées. Il se rappelait encore de sa colère ce jour-là, un homme avait même été blessé par sa faute. Il en éprouvait encore du remords, mais malheureusement il n’avait pas pu s’excuser. Depuis beaucoup se méfiait et préférait l’éviter, jusqu’à changer de trottoir lorsqu’ils passaient près de lui, surtout les mères avec leurs enfants. Lui qui les avait toujours tant aimés. 

Autrefois personne ne lui tournait le dos, bien au contraire. Il était le personnage central du village à l’époque, tout le monde comptait sur lui et sur sa force légendaire. Il veillait sur les enfants qui adoraient jouer près de lui, il connaissait les secrets de tous mais n’en avait jamais ébruité un seul. Il avait même eu son temps de gloire après la seconde guerre mondiale, car il avait été un lien vital entre différentes factions de la résistance. Il avait bien vécu, heureux et respecté de tous, il n’avait qu’un seul regret : la solitude. 

Oh, ce n’est pas qu’il n’avait pas connu l’amour, non. Il avait aimé, avec une tendresse et une chaleur inconcevable pour ces jeunes d’aujourd’hui qui n’ont aucune patience et veulent tout trop fort et trop vite. Non, Lucie, il l’avait aimée du plus profond de son âme. Il la revoit encore, comme au premier jour, avec sa petite robe jaune paille et son sourire éclatant de fraicheur et de jeunesse. Elle était si belle ce jour-là, lorsqu’à la fin de la guerre elle était venue lui accrocher une cocarde bleue, blanche et rouge sur la poitrine. C’est vrai qu’il la connaissait depuis toujours, c’était la fille du maire. Mais en ce jour de liesse, il ne savait pas pourquoi, il s’était senti étrange, ébranlé par ses deux mains douces qui l’avaient effleuré (caressé peut-être) comme en passant. Et pourtant il avait eu un peu mal lorsqu’elle l’avait piqué avec l’épingle du ruban, elle pouvait se montrer maladroite parfois… 

A compter de ce jour, il changea. Pas beaucoup, c’était imperceptible pour le commun des mortels, mais il ne vivait plus que dans l’attente de la voir sur la place du village. Les fêtes, les bals, le marché, et surtout le soir, lorsqu’elle se glissait jusqu’à lui. Il était devenu son confident, son ami de cœur comme elle disait. Elle lui racontait tout, ses joies, ses peines, elle se collait à lui, le dos contre sa poitrine (en cette minute encore, il sentait sa chaleur l’envahir). Elle avait confiance en lui, elle savait que jamais il ne lui aurait fait le moindre mal. Elle l’aimait, mais d’amitié seulement, l’amour, la passion, elle le réservait pour l’autre, l’américain. C’était lui son principal sujet de conversation, son absence, ses lettres, ses promesses puis, plus tard, son retour afin de l’épouser et de la ramener avec lui, là-bas, loin, trop loin. 

Jusqu’au dernier jour il espéra, il les regarda même sortir de l’église. Il la vit rentrer dans la voiture qui l’emmènerait à jamais. Au dernier moment, tout à son bonheur, elle le fixa, un long moment. Elle lui fit un petit signe de la main, et partit pour toujours. Imperturbable, il ne dit rien, mais ce soir-là son cœur fut brisé pour toujours. Il l’avait trop aimé, il ne pourrait plus jamais s’éprendre d’une autre. 

Il continua sa vie, jour après jour, année après année, tout le monde l’aimait et lui faisait confiance. Il était le pilier du village et aucun événement n’avait lieu hors de sa présence. Il eut ainsi des nouvelles de Lucie, elle était heureuse, avait eu des enfants (2 ou 3 il ne savait plus), il la revit, deux fois, pour l’enterrement de ses parents. Elle vint même le voir, en souvenir du bon vieux temps, mais plus question de se coller contre lui. Elle préféra s’asseoir sur l’un de ces nouveaux bancs en plastique, sans chaleur aucune. Mais il était heureux de la revoir quand même, le masque des ans n’avait aucunement effacé son charme et son sourire. Il la trouvait toujours aussi belle, et resta là, à l’écouter, comme avant. 

C’est après que la maladie avait commencé. Son esprit et son corps s’étaient entièrement concentrés sur cette guerre qu’il devait mener contre la grande faucheuse. Comme chacun sur cette terre, il savait que le moment viendrait où il perdrait la bataille de la vie contre la mort, mais comme une certaine petite chèvre contre le loup, il ne se rendrait pas sans combattre. 

Il sourit, encore un souvenir avec Lucie. Un jour elle s’était mise en tête de calmer les enfants particulièrement déchaînés qui voulaient à tout prix galoper sur ses épaules comme sur un cheval. Afin de les faire tenir tranquille, elle leur avait lu les aventures de blanquette, la petite chèvre éprise de liberté de Monsieur Seguin. Comme il l’avait adorée ce jour-là, si maternelle et patiente avec les gamins turbulents du village. 

Aujourd’hui, il voulait la rejoindre dans cet au-delà, il savait qu’elle était morte. Ses enfants, étaient venus afin de répandre ses cendres sur les terres de son enfance et il avait même reconnu Lucie dans une petite poupée miniature qui avaient déjà les mêmes yeux et le même sourire que sa grand-mère. La relève était assurée. 

La lune s’était levée, il l’admira, si ronde et si brillante. Elle était déjà présente avant qu’il vienne au monde et demain soir, elle serait toujours là alors que lui ne serait plus qu’un souvenir. Il le savait, il l’acceptait, il avait fait son temps sur terre et était le témoin d’une époque qui n’intéressait plus personne. Comme tous les vieux de notre siècle, il sentait qu’il gênait qu’il encombrait, il était fatigué et estimait avoir droit au repos et au rêve pour l’éternité. 

Il était dix heures du matin, cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu autant de monde sur cette petite place du bourg, surtout depuis que la mairie et le marché avaient été transférés vers un autre quartier plus récent. 

Madame le maire était présente avec quelques adjoints, les enfants de l’école la plus proche, des personnes âgées qui avaient toujours vécu dans le quartier ainsi que quelques journalistes. 

L’immense et vénérable chêne allait être abattu. Il ne tenait plus debout que par miracle, n’avait plus de feuilles depuis longtemps et un jardinier avait même failli être tué par la chute d’une énorme branche lorsqu’il avait fallu l’étayer. Le plus que centenaire allait être remplacé par une petite brindille qui aurait peut-être une aussi longue vie que lui. 

Le patriarche, savait qu’ils étaient là pour lui, il devina l’éclat de la lame sans même avoir besoin de regarder son bourreau. Toutefois, d’un seul coup, il reconnut l’homme aux béquilles. Il aurait tellement aimé pouvoir s’excuser… 

Le vacarme était assourdissant, l’engin s’enfonça dans ses chairs éclatées. Une fois, deux fois, il ne compta plus. 

Un terrible craquement, il tomba… 

4 thoughts on “LE PATRIARCHE”

  1. Je viens de relire ce texte et je me suis encore laissee emporter par ton écriture. Que tu écris bien !
    Mais aussi par ta coquinerie ! Et je me suis encore faite avoir 😉
    Merci pour ces partages !

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