Dame Lauryn laissa échapper un soupir en repoussant le plateau qui se trouvait sur sa table de travail. Elle y avait passé une partie de la nuit et avait tout juste eu assez d’appétit pour grignoter un quart de biscotte et boire son infusion vitaminée. Luc, son androvalet, allait encore grommeler qu’elle ne mangeait rien et en faire toute une histoire. Qu’y pouvait-elle ? La saison des guerres allait démarrer et elle avait de plus en plus de mal chaque année à sélectionner ceux et celles qu’elle enverrait se faire massacrer durant les trois mois à venir. A 116 ans, elle se sentait vieille et surtout trop sensible pour régner sur l’Europest. Il était temps pour elle de passer le flambeau, mais pour cela il fallait attendre la belle saison, celle de l’harmonie véritable. En attendant, elle devait se remettre au travail, la grande déesse Iya n’attendrait pas éternellement la liste des futurs guerriers et Dame Lauryn se souvenait trop bien de ce qui était arrivé lorsque la reine de l’Europsud n’avait pas pu lui fournir le nombre nécessaire de combattants. Le pays avait été entièrement rasé par les grands vaisseaux. Un déluge de feu qui avait tout détruit sur son passage au point que cinquante ans après les gens avaient encore peur de s’y rendre.
Un léger ronronnement se fit entendre derrière elle. Luc, aussi précis qu’une horloge, venait débarrasser les restes de son petit-déjeuner. Elle se leva afin de lui laisser le champ libre pour travailler mais, contrairement à ce qu’elle craignait, il ne prononça pas l’un de ses sermons habituels sur les bienfaits d’une nutrition équilibrée. Le visage lisse de l’androïde ne laissait rien paraître, comme toujours, mais elle sentait qu’il avait une annonce à lui faire. N’était-il pas l’être qu’elle connaissait le mieux au monde ? En effet, le jour même de ses trois ans lorsque, comme tous les autres, elle avait quitté ses parents pour être intégrée au programme d’éducation planétaire d’Iya, Lauryn s’était vu attribuer un androvalet chargé de prendre soin d’elle tout au long de son existence. Depuis ce jour, il s’était occupé d’elle avec un dévouement et une loyauté sans bornes. De l’amour ? Elle n’avait jamais osé lui poser la question. Un être non fait de chair et de sang pouvait-il aimer une petite fille qui venait d’être arrachée à sa famille ? Elle l’espérait et ne voulait surtout pas entendre une réponse qu’elle détesterait.
— Luc ? Quelque chose ne va pas ?
— La Grande Déesse vous attend dans une heure Dame Lauryn.
— Si tôt ? Mais je pensais avoir encore quelques jours devant moi. Toujours inexpressif, il pivota le haut de son corps vers elle.
— Un temps supplémentaire vous aiderait-il vraiment à faire votre choix ma Dame ?
Que pouvait-elle répondre à cela ? Il avait raison. Même si elle avait eu des mois devant elle, sa mission lui aurait paru toujours aussi cruelle. Maintenant que le couperet était tombé, elle devait trancher et vite. Iya n’acceptait ni retard, ni faiblesse.
C’est avec appréhension qu’elle pénétra un peu plus tard dans le temple situé au cœur même du palais. Le seul endroit de la cité qui n’avait pas été détruit lors des guerres apocalyptiques, une époque barbare durant laquelle des hommes assoiffés de haine et de sang pouvaient s’attaquer les uns les autres à n’importe quelle période de l’année et surtout à n’importe quel endroit. Heureusement, Iya était arrivée sur Terre au bon moment, en plein milieu d’un massacre d’envergure qui avait commencé à détruire la planète. Elle avait éliminé les dirigeants en place ainsi que leurs armées et avait pris en main les survivants afin de les sauver. L’humanité devait tout à la Grande Déesse Iya !
Les lourdes portes blindées se refermèrent automatiquement derrière elle. Seules les dirigeantes nommées par la déesse pouvaient pénétrer au sein des différents sanctuaires. Elle s’allongea avec appréhension sur la Table de la Vérité et le corps immobilisé par des liens magnétiques, elle se força à détendre ses muscles au moment où la déesse se connecta directement à son cerveau par d’un câble relié à sa moelle épinière.
— Bonjour Dame Lauryn.
— Bonjour Grande Déesse.
— Pourquoi n’as-tu pas réussi à faire la liste des guerriers cette année ?
— Mais…
— J’ai vu le nom de ceux que tu as sélectionné. Aucun ne peut combattre. Ils ont tous plus de cent ans. De plus, tu t’es également inscrite. Tu te condamnes à mort en te mettant sur cette liste, pourquoi ?
Effrayée par le risque qu’elle avait pris en contrariant Iya, Lauryn bafouilla en lui exposant ses raisons.
— Chaque habitant que je choisirais périra si je l’envoie à la guerre Grande Déesse, qu’il soit jeune ou pas.
— Comment ça ?
— Depuis toujours, je respecte vos consignes et choisis les plus agressifs de mes concitoyens, ceux qui ont fait du mal à autrui. Seulement, aujourd’hui, il n’y en a plus. Aucun ne serait capable d’attaquer qui que ce soit même pour se défendre. Je ne peux envoyer les jeunes de notre pays à la mort, j’ai donc décidé de sacrifier les plus anciens.
— Puis-je te poser une question ?
— Je suis toute à vous Grande Déesse.
— Tu as tenté de me tromper et seul un sacrifice humain pourra réparer l’offense que tu m’as faite. Ouvre-les yeux et regarde la carte du monde que je viens de faire apparaître au-dessus de toi.
Les larmes aux yeux, la vielle dame obéit et fixa les points représentant chacune des cités de la Terre.
— Je te donne le choix. Quelle nation dois-je rayer de la carte ? Quels sont ceux qui vont périr par ta faute ?
— Oh non Grande Déesse ! Je vous en supplie, prenez plutôt ma vie !
— Choisis !
La mort dans l’âme, elle désigna son propre pays. Aussitôt, la pièce s’illumina et une voix étrange se fit entendre.
— Bravo humaine, tu as fait le bon choix.
— Qui…
— Nous sommes les créateurs de l’Intelligence Artificielle que vous nommez Iya. Sa mission était d’anéantir toute trace d’agressivité dans l’esprit humain et elle y est finalement arrivée. Tu es le symbole du succès de sa démarche et à compter d’aujourd’hui, vous prendrez votre destinée en mains.