CONDAMNEE !!!

Enfin ! Luna avait terminé ses corvées et pouvait rejoindre les autres enfants dans la casemate réservée à la détente et aux jeux. Rebecca, sa belle-mère, étant occupée à nourrir le bébé, elle se glissa prestement à l’extérieur de leur logement de peur d’être rappelée pour une tâche de dernière minute. C’était la spécialité de la femme qui l’avait élevée mais qui ne montrait jamais un signe de tendresse envers elle. A peine sortie et contrairement à tous les usages, elle se mit à courir de toutes ses forces sur le ciment gris du sol. Elle aurait pu faire le chemin les yeux fermés tellement elle connaissait ces galeries sur le bout des doigts. Du sol au plafond, tout était lisse, net et surtout blafard sous les lumières des néons. Du gris sur le sol et du beige sur les murs et les plafonds, les seules touches de couleurs provenaient des plaques de métal qui désignaient chaque galerie du nom d’un ancêtre vénéré.

Nous étions en l’an 101 de l’ère du Nouvel Apocalypse. Vers 2040 de l’ancien calendrier, alors que la population mondiale était décimée par les pandémies, les famines et les guerres civiles. Un magnat du monde des affaires du nom de Raphaël devint le guide spirituel d’une nouvelle religion, le Nouvel Apocalypse. Sa fortune lui permit d’acheter la totalité de l’ancienne ligne Maginot et d’y faire des travaux titanesques pour la transformer en abris pour les adeptes de sa secte. Lorsque ce fut fini, le jour du cinquantième anniversaire de Raphaël, les portes blindées de chacun des 50 quartiers qui avaient été créés se refermèrent sur les disciples qui avaient acceptés de suivre leur nouveau Messie. Il s’agissait du jour 1 de l’ère du Nouvel Apocalypse.

Toutefois, à cette heure de la journée, Luna était bien loin de l’histoire de la congrégation. Elle voulait profiter du temps libre avant le dîner et la veillée de prière pour voir le nouveau trésor que Luc avait réussi à subtiliser à son père. Tout à coup, elle stoppa net sa course, un bruit étrange venait du couloir menant aux serres hydroponiques. Quelqu’un gémissait, elle en était certaine. Après un regard aux alentours, elle se glissa par la porte entrouverte et la referma doucement derrière elle. Une forme recroquevillée sanglotait dans le coin où se trouvaient les bacs servant à la cueillette des légumes. Elle avança doucement et reconnut Judith. Blonde, le visage poupin et toujours serviable, la jeune fille de treize ans était connue pour sa sérénité aussi, en la voyant dans cet état, Luna resta d’abord interdite avant que son esprit d’initiative reprenne vite le dessus. Elle sortit un mouchoir de la poche de son tablier et le glissa dans la main de son amie avant de s’asseoir près d’elle sans rien dire. Mais lorsqu’elle passa son bras autour des épaules de la jeune fille, celle-ci ne put retenir un gémissement de souffrance.

— Qu’est-ce-que tu as Judith ?

— Rien, rien

— Je vois bien que tu as mal. Laisse-moi voir !

Luna tira sur les fermetures adhésives qui fermaient le dos de la robe de sa camarade. Des zébrures rouge écarlate la recouvrait presqu’entièrement. Elle n’avait jamais vu ça et pourtant elle était une habituée de ce genre de punition. Comment Judith, pouvait être dans un tel état alors que personne n’avait jamais eu besoin de la punir depuis le jour de sa naissance ?

— Qui t’as fait ça, Judith ? Réponds-moi ! Elle la secouait sans même s’en rendre compte.

— Diacre Jacob. C’est Diacre Jacob qui m’a puni. Arrête de me secouer, tu me fais mal, Luna. Arrête, je t’en prie.

Face à cette nouvelle crise de sanglots, Luna stoppa tout et prit son amie dans les bras en faisant attention de ne pas appuyer sur ses blessures.

— Raconte-moi tout Judith.

— J’ai désobéi et il m’a puni. Voilà ce qui s’est passé.

— Mais tu n’as jamais désobéi à qui que ce soit. Comment est-ce possible ?

— Je suis en train de devenir mauvaise, je mérite la punition qu’il m’a infligée et en plus je sais que je recommencerai.

— Oh non, Judith. Pourquoi ?

— Il veut que je lui fasse des choses.

— Des choses ?

— Il met ses mains partout sur moi, sous ma robe et il veut que je le touche là. Il veut que je demande à mes parents de l’épouser.

— Mais tu n’as que treize ans.

— Le même âge que Sarah lorsqu’il l’a prise comme troisième épouse l’année dernière et maintenant elle est comme ses autres femmes. Les yeux rouges, elle ne rit plus jamais.

— Tout le monde sait qu’il bat ses épouses et personne ne fait rien.

— C’est un homme et un Diacre en plus. Je préférerai mourir que de l’avoir comme mari.

— Ne dis pas ça voyons. En plus, c’est un blasphème. Tu dois en parler à ta mère !

— Non, surtout pas. Il dira que c’est moi qui l’ai provoqué. Personne ne me croira.

— Mais, tu ne peux pas continuer comme ça. Il recommencera.

— Je sais, il ne me reste qu’une chose à faire…

Une sirène stridente se mit à retentir dans les couloirs.

  C’est l’heure du dîner Judith. Il faut que nous allions au réfectoire. Viens vite, nous allons passer aux sanitaires avant et je vais t’aider à te recoiffer pendant que tu laveras ton visage.

Luna savait que c’était Sœur Abigail qui devait surveiller leur table et elle ne tolérait aucun retard aussi elles se débrouillèrent pour être debout devant leurs chaises avant que bénédicité commence.

Beaucoup plus tard, alors que le reste de sa famille dormait déjà à poings fermés dans les deux petites chambres de la cabine familiale, Luna tournait et retournait l’histoire de Judith dans sa tête. Son sens de la justice et sa personnalité rebelle la poussaient à échafauder des plans pour sauver son amie des griffes de Diacre Jacob. Elle savait que si elle suivait son cœur, les ennuis arriveraient très vite mais c’était plus fort qu’elle, elle n’avait jamais réussi à se soumettre aux règles de leur communauté et cela depuis qu’elle était toute petite. En effet, sa belle-mère et ses éducatrices le lui répétaient sans cesse, elle se posait trop de questions. Il fallait toujours qu’elle cherche à comprendre le pourquoi des choses au lieu de suivre la règle comme tout un chacun. Elle voulait comprendre les raisons qui lui ôtaient sa liberté de bouger, d’apprendre et de s’exprimer comme elle le désirait. Elle se sentait frustrée par le petit horizon qui s’ouvrait devant elle et voulait plus. Elle ne pouvait pas nommer ce plus mais elle était certaine qu’il existait une autre manière de vivre plus riche et plus exaltante.

Pour quelle raison était-elle aussi différente des autres filles ? Elle ne le savait pas et pourtant elle avait tout fait pour changer, luttant chaque jour contre sa nature impulsive mais il y avait toujours ce moment où, la pression étant trop forte, elle craquait et se retrouver immanquablement dans le pétrin. Elle aurait tellement aimé être comme les autre mais ça ne fonctionnait pas. Même son prénom était différent, elle était la seule à ne pas porter un prénom issu de la bible et elle ne comprenait pas que son père, tellement rigide avec les traditions, ait pu un jour sortir du cadre imposé par les chefs de la communauté. Son père qui ne lui adressait jamais la parole, ne la touchait pas même pour les punitions qui étaient infligées par sa belle-mère ou d’autres membres de la communauté. Pourquoi la détestait-il autant ? Mais cela ne servait à rien d’y penser, elle devait se concentrer sur Judith et la meilleure façon de l’aider…

Le lendemain était un jour de prêche, alors que Luna revenait des salles de douche afin de relayer Rebecca auprès de ses demi-frères et sœurs, elle entendit le claquement significatif de semelles cloutées résonner.  Cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose, un diacre arrivait. Elle réagit aussitôt en se glissant dans le premier couloir qui venait, lorsque c’était possible elle évitait toujours d’avoir à faire à eux. Malheureusement, quelqu’un derrière n’avait pas eu cette chance :

— Arrête-toi !

Luna reconnut la voix de Diacre Jacob.

— Alors Judith, j’espère que tu as bien réfléchi à ce que je t’ai dit. Je veux que tu fasses ta demande aujourd’hui, pendant le prêche ! Plus vite tu deviendras mon épouse, mieux ce sera. Tu es d’accord avec moi, n’est-ce pas ?

— Je vous en prie. Laissez-moi. Luna devait tendre l’oreille pour réussir à distinguer la voix de son amie.

— Tu sais ce que je vais te faire si tu résistes, hein. En plus je peux me débrouiller pour que ton père soit envoyé très loin d’ici, dans un autre bunker. C’est ce que tu veux ?

— Non, Diacre Jacob.

— C’est bien Judith. Alors je compte sur toi pour être une bonne fille mais pour le moment tu as bien quelques minutes pour être gentille avec moi.

C’en était trop pour Luna, elle sortit de sa cachette et en voyant l’adolescente si frêle aux mains de l’homme qui faisait deux fois sa taille, elle attrapa la badine posée contre le mur et lui fouetta le visage. Le visage en sang, il se mit à hurler dans l’émetteur fixée à son épaulette. Luna laissa tomber la badine au sol mais c’est le regard horrifié de Judith qui lui fit réaliser ce qu’elle venait de faire. Attirés par les cris, les gens commençaient à s’attrouper autour d’eux. Les autres diacres arrivaient, elle se sentit saisie par derrière et fut emmenée en même temps que Judith. Elle avait osé lever la main sur un homme, un diacre qui plus est. Elle allait devoir payer pour ce crime impardonnable.

Luna était toute seule dans son cachot, elle commençait tout juste à sortir de la brume cotonneuse dans laquelle elle avait été plongée toute la journée. Après les cris, les coups et le jugement expéditif, elle était soulagée de se retrouver enfin seule ne serait-ce que pour revenir sur les événements qui s’étaient succédé depuis qu’elle avait été emmenée le matin même, il y a un siècle.

Personne ne l’avait cru. Elle avait un temps espéré que le témoignage de Judith appuierait ses paroles, mais lorsque celle-ci était entrée dans le tribunal, marquée par les coups et les yeux baissés, elle n’eut pas besoin d’écouter pour savoir ce qu’elle disait. Elle l’avait trahie, parlant d’une agression gratuite et sans fondement. Pourtant, avant de quitter la salle entre ses deux parents, elle leva les yeux et implora son pardon avant d’être trainée de force à l’extérieur.

Pour eux, elle avait toujours été l’insoumise, celle qu’il fallait faire rentrer dans le moule et son geste était la preuve qu’elle serait toujours une menace pour l’ordre établi. Elle devait disparaître avant que d’autres suivent son exemple. Le pasteur avait même parlé de prédestination et de génétique. Elle n’avait pas compris de quoi il parlait en revanche elle savait où il voulait en venir et lorsque la sentence de bannissement avait été prononcée, c’est sous le choc mais sans surprise qu’elle l’accueillit.

Le bruit de la serrure interrompit le fil de ses pensées. Son père entra dans la petite pièce avec un plateau repas dans les mains et une drôle de besace en bandoulière.

— Tu dois avoir faim.

— Non, pas vraiment mais je te remercie d’y avoir pensé.

— Il faut que tu manges. Demain, tu…

Son père, qui avait dû lui ne adresser la parole que deux ou trois fois dans sa vie, se mit à pleurer devant elle. Comment était-ce possible ? Elle était là, les bras ballants, ne sachant pas quoi faire pour le consoler.

— Papa ?

— Pardonne-moi, ce n’est pas moi qui devrais être en train de pleurer. Il s’approcha d’elle et lui prit les deux mains dans les siennes.

— Tu lui ressembles tellement Luna.

— A qui ? A maman ? Personne ne m’a jamais parlé d’elle. Papa ?

— Oui, oui, je suis désolée et je ne sais pas par où commencer mais j’ai des choses à te dire sur ta mère. Des choses importantes mais dont je ne pouvais pas parler.

— Stella, ta mère, venait d’ailleurs.

— D’un autre bunker ?

— Non, de la surface. Il chuchotait en prononçant ces mots.

— Elle devait avoir une dizaine d’années lorsqu’elle a été trouvée inconsciente devant la porte blindée du bunker le plus au sud de la ligne. Ils l’ont gardé parce qu’il fallait du sang neuf et aussi parce qu’elle était jeune et donc malléable. Mais elle avait un caractère fort, un peu comme toi.

— Comment l’as-tu connue ?

— Ils avaient peur qu’elle s’échappe si elle restait là où elle était, alors ils l’ont envoyée ici. Nous avions tous les deux quinze ans et nous sommes tombés amoureux au premier regard.

— Amoureux ? Mais,

— Je sais, c’est contraire à toutes les convenances mais nous avons réussi à cacher nos sentiments. De plus, elle était si différente, si lumineuse et vivante que, même sans le vouloir, elle faisait peur aux hommes de la congrégation. J’étais le seul qui voulait bien d’elle et nous avons donc eu la permission de nous marier et d’avoir un bébé.

— Moi.

— Nous étions si heureux mais Stella est tombée malade peu après ta naissance, une maladie de la surface. Le cancer. Personne ici ne pouvait soigner ça et elle est morte en quelques mois. Le pasteur m’a imposé une nouvelle union mais à chaque fois que je te regardais, j’étais fou de chagrin. J’ai été lâche, je ne me suis plus occupé de toi. Je n’ai aucune excuse en dehors du fait que tu lui ressemblais trop. Et maintenant…

— Ce n’est pas de ta faute papa. Je regrette juste que tu ne m’ais pas parlé avant.

— Si je t’ai raconté tout ça, c’est pour que tu saches qu’il y a une vie possible là-haut. Ils nous trompent. Ta mère venait de là-bas et en dépit de l’interdiction qui lui avait été imposée, elle m’a parlé de ce dont elle se souvenait. Ça va être dur mais ne baisse pas les bras. Il y a un village, dans le sud, ils t’accueilleront quand ils sauront qui tu es.

Un bruit de clef dans la serrure.

— Prends-ça ! C’était son sac, dedans tu trouveras ce qu’il te faut pour survivre. Ne baisse jamais les bras, Luna. Vis !

Il la regarda une dernière fois et suivit le diacre qui était venu le chercher. Luna tenait toujours le sac que son père lui avait donné. Son père, consumé par un si grand chagrin qu’il n’avait trouvé le courage de lui parler qu’au moment de la perdre à jamais. C’en était trop, elle se recroquevilla sur elle-même et laissa sortir dans un hurlement la détresse qui s’était accumulée tout au long de sa vie.

Luna sursauta et se cogna la tête contre le mur. Il lui fallut quelques minutes pour se rappeler qu’elle se trouvait se trouvait dans l’un des cachots et qu’à la première heure, elle serait chassée pour toujours de l’abri dans lequel elle avait passé toute sa vie. Elle avait perdu toute notion du temps d’autant plus que la lumière des cachots, tout comme celle des couloirs, ne s’éteignait jamais. En revanche, le silence qui semblait résonner de l’autre côté de la porte, était sans erreur possible le signe que tout le monde dormait à poings fermés. Alors qu’elle se levait pour soulager sa vessie dans les sanitaires du coin opposé de la pièce, elle trébucha sur une masse informe tombée sur le sol.

Le sac ! Elle n’avait même pas pensé à regarder le sac que son père lui avait remis. Elle le vida entièrement sur le sol et fit l’inventaire de ce qu’il contenait. De l’eau, de la nourriture et une combinaison d’homme. Son père avait dû penser que ce serait plus pratique que la robe imposée par le règlement de la communauté. Elle trouva également deux petites trousses, une pour les urgences et une pour la couture. Il n’y avait que sa belle-mère pour penser à ce genre de choses. Des larmes de tendresse  lui montèrent de nouveau aux yeux mais elle les refoula bien vite, elle en avait fini avec ça maintenant. Elle ne serait plus jamais faible. Alors qu’elle pensait avoir vidé le sac, elle sentit quelque chose de dur dans la doublure du fond. Il fallait qu’elle sache ce que c’était et tira sur les coutures jusqu’à ce qu’elles cèdent et que sa main ramène deux poignards magnifiquement ouvragés. Deux armes anciennes parfaitement adaptées à ses mains fines. Comment sa mère avait pu les conserver, elle ne le saurait jamais et d’ailleurs ce n’était pas vraiment important. Aujourd’hui, grâce à sa condamnation, elle prenait enfin possession de son héritage et elle savait qu’elle aurait la force de se battre pour sa survie, une fois que la porte blindée se serait refermée derrière elle.

Lorsque les diacres vinrent chercher la petite fille condamnée à mort ce matin-là, ils ne la trouvèrent pas. Non, ce jour-là, ils conduisirent jusqu’à la porte une jeune femme enfin libre.

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