Carl Gustav Jung, psychiatre et fondateur de la psychologie analytique, a développé l’idée que notre inconscient ne se limite pas à des souvenirs refoulés, mais abrite des archétypes, c’est-à-dire des structures universelles présentes dans toutes les cultures. Parmi ces archétypes, deux tiennent une place centrale dans notre rapport à l’altérité : l’Anima et l’Animus.
Ces archétypes ne sont pas liés au genre biologique. Une personne non binaire, une personne trans ou intersexe peut aussi avoir un rapport symbolique à ces figures, sous des formes qui lui sont propres. Jung lui-même considérait ces archétypes comme malléables et évolutifs.
L’enjeu fondamental : pour atteindre une individuation, c’est-à-dire devenir pleinement soi-même, chaque être humain doit rencontrer, reconnaître et intégrer son Anima ou son Animus.
Avant d’intégrer ces figures, nous les cherchons à l’extérieur de nous, souvent sans nous en rendre compte. C’est là qu’intervient le mécanisme de projection.
La projection, en psychologie jungienne, est un processus par lequel nous attribuons à une autre personne des contenus psychiques inconscients qui nous appartiennent. Cela se produit tout particulièrement dans les relations amoureuses et affectives.
Concrètement, cela signifie que :
C’est pourquoi certaines personnes nous fascinent, alors qu’objectivement nous savons très peu de choses sur elles. Elles viennent activer une image archétypale profondément ancrée.
Mais il y a un piège : tant que je projette, je n’aime pas vraiment l’autre, je l’utilise inconsciemment comme un écran de cinéma sur lequel je projette mes désirs, mes blessures, mes manques, mes idéaux.
Et cette dynamique peut être encore plus complexe et intense dans le contexte du handicap.
Les personnes en situation de handicap, qu’il soit visible ou invisible, perturbent les codes sociaux et symboliques traditionnels. Dans une société qui valorise l’autonomie, la performance, la beauté normée et la maîtrise corporelle, le handicap agit comme un facteur de rupture avec l’image idéalisée de l’amoureux·se ou du partenaire.
Or, ce que nous projetons sur les autres repose souvent sur ces normes :
Mais que se passe-t-il si la personne en face ne correspond pas à ces images culturelles ? Si elle a un corps différent ? Si elle ne peut pas marcher, parler, voir, entendre ? Si elle exprime ses émotions d’une manière inhabituelle ? Si elle dépend de soins ou d’une aide extérieure ?
Il y a alors deux réactions fréquentes :
Dans les deux cas, ce n’est pas l’autre que nous rencontrons, mais nos projections non intégrées.
Le chemin de la maturité affective, selon Jung, passe par l’intégration de ces figures. Cela signifie :
Autrement dit : le handicap devient un révélateur de notre capacité à dépasser les apparences, à aimer l’autre dans sa complexité réelle, et non comme support de nos idéaux.
Aimer une personne en situation de handicap, c’est souvent faire un travail intérieur. Cela demande de déconstruire ses projections, ses fantasmes, ses idées préconçues. C’est un acte d’amour… mais aussi un acte de connaissance de soi.
Il arrive que des personnes tombent amoureuses dans des contextes où elles ne s’y attendaient pas, face à quelqu’un qui ne correspond pas du tout à leur « type ». Et pourtant, la rencontre se produit. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu un basculement de la projection vers la reconnaissance.
Quand l’image tombe, il reste la personne.
Et cette reconnaissance authentique peut être facilitée par le handicap, justement parce qu’il brise les illusions trop lisses, trop convenues. Il oblige à s’ajuster, à écouter autrement, à percevoir les émotions, les désirs et la présence avec une acuité nouvelle.
Les relations affectives et amoureuses dans le contexte du handicap peuvent ainsi devenir des lieux d’humanité plus profonds, où l’on apprend à aimer au-delà des archétypes.
Voilà pourquoi l’Anima et l’Animus sont comme des messagers intérieurs qui nous guident vers l’amour, mais ils peuvent aussi nous tromper si nous ne les avons pas intégrés. Le handicap, en brouillant nos projections habituelles, agit parfois comme un accélérateur de conscience.
Il nous oblige à aimer autrement, à revoir nos critères, à nous interroger sur ce que nous projetons sur l’autre. Il ouvre la porte à des relations plus vraies, plus profondes, plus libres.
Et si aimer une personne en situation de handicap, c’était justement l’opportunité d’aimer avec plus de lucidité et de sincérité ? Non pas malgré le handicap, mais avec lui, comme un compagnon de route qui nous oblige à être pleinement présent·e à l’autre… et à nous-même.