ELLE S’APPELAIT AURORE, LE CRÉPUSCULE L’A EMPORTÉE

Tout doucement elle glisse dans un monde de brume cotonneuse. Elle qui petite avait peur du noir, l’appelle maintenant de ses vœux comme un cocon douillet et rassurant qui, seul, peut lui apporter le calme et le silence.

Petit à petit, la souffrance s’éloigne, s’efface jusqu’à n’être plus qu’un souvenir de plus en plus lointain. Le froid, la faim, la douleur, la peur ne la touchent plus, tout glisse sur elle comme sur les ailes d’une colombe emportée par le vent.

Mais l’heure de la délivrance n’a pas encore sonné, en dépit de la fièvre elle entend encore les bruits du monde réel, en particulier les hurlements de rage de Maman.

— Elle ne va pas restée couchée toute la journée cette vache-là !

Les bruits de pas résonnent dans l’escalier. La porte du grenier glacial où elle couche sur une simple paillasse grise et tachée de sang claque contre le mur.

— Tu fais bien de descendre si t’as pas envie que je t’envoie d’en haut jusqu’en bas !

Elle fait un effort surhumain pour se traîner jusqu’à la porte du trou à rat qui lui sert de chambre, de prison devrait-on dire. Sa marâtre, les yeux brillants de haine guette le moindre faux pas afin d’avoir un prétexte pour déchaîner sa fureur. Elle n’a pas besoin d’attendre très longtemps. Le petit corps rongé de faiblesse s’affaisse au pied des escaliers. A genoux sur le sol, Aurore tente malgré tout de se redresser. Le tisonnier, l’instrument de prédilection de sa tortionnaire, s’abat violemment sur sa tête.

Peu à peu elle s’enfonce dans un puits sombre et silencieux. En dépit de sa tristesse et du sentiment d’injustice qu’un dernier sursaut de vie lui fait ressentir, elle sait que c’est l’unique façon pour elle d’échapper à son bourreau. Elle est fatiguée de vivre, fatiguée de subir et ce matin du 12 février 1920 elle a choisi la seule porte de sortie possible pour échapper aux tortures infligées par sa belle-mère.  

Un soir de l’hiver québécois, alors que la nuit venait de tomber, une enfant de dix ans mourut après une journée de coma et six mois de violences infligées par celle qu’elle était obligée d’appeler maman.

Pourtant, la vie avait commencé le plus normalement du monde pour Aurore, petite fille du début du vingtième siècle. Des parents aimants et plutôt bien nanti, une enfance tranquille au sein de la communauté de Sainte-Philomène de Fortierville, jusqu’à la naissance d’un quatrième enfant et la maladie d’une maman encore jeune. Elle finira par décéder à l’hôpital en janvier 1918. Perdu, Télesphore, le papa, se remarie une semaine plus tard avec Marie-Anne Houde une veuve particulièrement dévouée qui était venue les aider durant ces mois difficiles.

Dans un premier temps, les enfants sont envoyés chez leurs grands-parents maternels mais ils finissent par revenir au foyer l’été de l’année 1919. C’est là que l’enfer va s’abattre sur Aurore. Nul ne sait pourquoi mais Marie-Anne va prendre l’enfant en grippe. Elle voit en elle une réincarnation du mal absolu, elle n’en fait d’ailleurs aucun secret car elle s’en plaint à tous ceux qui passent à sa portée. Elle n’en peut plus de cette gamine si difficile à élever, si mauvaise. La pauvre petite stigmatise toute la haine que la marâtre peut porter au monde et face à cette folie meurtrière, aucune voix ne s’élèvera pour défendre Aurore.

Certains même enfonceront le clou. Après-tout, l’époque est au dressage des enfants plutôt qu’à leur éducation. Le curé du village sera d’ailleurs une caution rêvée dans cette guerre dont les résultats sont joués d’avance. Que ce soit par conviction personnelle, crainte ou respect de la vie privée, personne ne s’interposera sérieusement pour éviter le drame.

Et le père ? Que faisait-t’il ce père dont le  premier devoir était de protéger ses enfants d’une telle furie ? Il suivait son épouse sans ciller. Il avalait tout, croyait tout, même les mensonges les plus énormes. Il se faisait juge, juré et surtout exécuteur des basses-œuvres pour plaire à celle qui lui avait tourné la tête. Le soir, excédé par les récriminations sans fin, il prenait ce qui lui tombait sous la main, manche de hache ou fouet à bœuf afin de corriger celle dont il ne voyait pas le regard implorant et l’état déplorable.

D’autres le voyaient en revanche son état et bientôt même ils ne virent plus du tout. Les langues parlaient, les questions couraient.

— Mais où était donc cette petite ? Quand avait-elle était vue pour la dernière fois ? Et ces hurlements horribles ?

Que ce serait-il passé si quelqu’un, plus courageux que les autres, était entré dans la maison lorsque le tisonnier brûlant creusait les chairs meurtries de l’indisciplinée ? Une vie  aurait-elle pu être sauvée ? L’escalade aurait-elle pris fin ou la porte se serait-elle discrètement refermée sur la souffrance d’une enfant maltraitée ?

Car n’oublions jamais qu’il faut parfois tout un village pour tuer une enfant quand il aurait suffi d’une seule personne pour la sauver.

2 thoughts on “ELLE S’APPELAIT AURORE, LE CRÉPUSCULE L’A EMPORTÉE”

  1. Une histoire bien triste, mais à la fois nécessaire pour la mémoire, pour Aurore, pour montrer à quel point le silence peut être violent.

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